Autoportrait de Paul Cézanne
Les lettres commencent alors que Zola est à Paris et Cézanne toujours au pays. Chacun y donne de ses nouvelles (Zola parle de ses bains dans la Seine, de sa belle pipe d’écume… Cézanne des pluies diluviennes sur Aix, de la barbe et de la moustache qu’il se laisse pousser, de sa préparation au bachot…). Ils regrettent de ne plus se voir. Quelques propos généraux sur le mariage, la fuite de la jeunesse etc. sont échangés ainsi que nombre de poésies faites maison (mais curieusement les vers conservés sont ceux de Cézanne et non ceux de Zola). L’ambition et le désir de réussite s’expriment, la gouaille potache également. À un moment en 1860, le futur romancier, qui annonce avoir écrit une comédie en vers, juge que le futur peintre aurait mieux fait de choisir la littérature plutôt que la barbouille : « Tu as pris le pinceau […] on doit descendre sa pente. […] Seulement permets-moi de pleurer l’écrivain qui meurt en toi. » Bref, les lettres du début sont celles de la jeunesse où chacun trouve en l’autre un double narcissique, se réjouit du partage d’un système référentiel et culturel commun, et envisage un avenir éclatant. N’y figure aucune considération sur l’art, simplement le désir profond de devenir artiste.
Des années plus tard, le ton a changé, ce sont des hommes faits qui s’écrivent, avec plus de distance. Ces lettres sont moins nombreuses mais beaucoup d’entre elles ont sans doute disparu. L’intimité perdure puisque Zola est le confident des problèmes de Cézanne, et son complice lorsqu’il s’agit de dissimuler la liaison du peintre ou d’envoyer de l’argent à sa maîtresse enceinte. Cézanne de son côté salue toujours poliment « Madame Zola ». Et lorsque Cézanne écrit un testament holographe en 1883, c’est à Zola qu’il le fait parvenir, preuve de leur proximité. Cézanne sait qu’il peut toujours compter sur Zola, le seul, dit-il, vers qui il peut se tourner, et il regrette, sur le mode de la plaisanterie, de ne pouvoir de son côté lui être d’un grand secours car il « [est] mince et ne peu[t] rendre nul service », avant d’ajouter aussitôt que cependant « comme [il] partira avant [lui], [il le] servira auprès du Très-Haut pour une bonne place. » On sait que là il se trompait.
Mais malgré le ton souvent plaisant, malgré la générosité de Zola, malgré l’affection mutuelle, on sent des rugosités dans les échanges des dernières années ; il y a une trop grande disproportion de renommée entre l’un et l’autre. Zola est célèbre, pas Cézanne. L’écrivain, même vilipendé ou honni, est au centre de l’intérêt public. Cézanne, en revanche, qui s’est trouvé dès ses débuts incompris des spécialistes comme des amateurs, n’a dans les années 1870 et 1880 toujours pas obtenu le minimum d’attention et de soutien qui permet en général à un artiste de continuer son travail face à l’indifférence ou à l’hostilité.